Arjen Anthony Lucassen aime faire les choses bien. Ce multi-instrumentiste aux multiples talents s'est offert une pause de cinq ans après
01011001 (2008), fin de cycle narratif lui permettant de s'échapper de l'impressionnante fresque cosmique ouvragée depuis 1995 et de vaquer à d'autres occupations, comme
Guilt Machine ou
Star One. Mais en 2013, il revenait offrir à son projet d'opéra metal
Ayreon un sublime retour intitulé
The Theory Of Everything, qui sortait de son concept galactique et adoptait un point de vue unique et plus terre-à-terre sur les émotions, centre névralgique de ses paroles et de ses thématiques. Avec quatre morceaux épiques de plus de vingt minutes chacun, il redéfinissait les contours de son projet et apportait une nouvelle marbrure à l'immense édifice du metal progressif. Acclamée, cette sortie réussie venait remettre du carburant à l'inspiration débordante du chef-d'orchestre. L'appel de ses galaxies lointaines et de créatures qui commençaient à y prendre la poussière fût sans doute trop fort pour que le Hollandais y résiste trop longtemps... Les origines de ses intriguants « Forever », race alien à l'origine de la création de l'humanité, méritaient d'être contées avec ce sens de l'emphase et de l'hyperbole musicale qu'on lui connaît : c'est ainsi qu'en 2017, il convoquait un nouveau panel d'invités talentueux pour revenir à l'origine de son concept, ceux par qui tout a commencé, en somme. Outre l'ineffable Jeroen Goosens aux instruments à vent et son fidèle batteur Ed Warby, Arjen Anthony Lucassen se charge bien sûr de toutes les compositions ainsi que des principales parties de guitare (magnifiquement secondé par l'excellent Guthrie Govan notamment), de basse, de mandoline et de clavier.
Oui, notre pacifique ménestrel aime tirer le meilleur parti possible de ses complices. Il offre à
The Source (2017) une sélection de têtes d'affiche aux petits oignons. Avec le retour de James LaBrie (
Dream Theater), qui intervenait déjà sur
The Human Equation (2004), il tresse un personnage d'historien capable de faire le lien entre les différentes époques de son histoire, quatre en tout : « The Frame », « The Aligning Of The Ten », « The Transmigration » et « The Rebirth ». Cette histoire au long cours est traversée par les tensions diplomatiques internes entre « Forever » qui s'écharpent sur la direction à prendre pour la sauvegarde de leur espèce. À cette race d'humanoïdes ancestraux se pose un premier dilemme : faut-il partir de la planète Alpha située dans la galaxie Andromeda et destinée à une destruction imminente ? Le parolier transforme le puissant Russell Allen (
Symphony X en président à l'hybris dévorante (un rôle qui lui va sur mesure) et lui met Tommy Karevik (
Seventh Wonder,
Kamelot) dans les pattes, à la tête de l'opposition. Le premier veut installer une technologie révolutionnaire capable de résoudre tous les problèmes écologiques rencontrés par Alpha : « The Frame ». Le second l'avertit, clairvoyant, des dangers de la dépendance technologique. Cette nouvelle fable cosmique qui rappelle par bien des égards la destruction de Krypton dans les comics DC comporte elle aussi son lot de personnages emblématiques : Hansi Kürsch de
Blind Guardian, déjà impérial sur
01011001 (2008), campe un astronome aux envies d'ailleurs et Tobias Sammet (
Edguy,
Avantasia), un capitaine baroudeur garantissant que le Starblade, son vaisseau spatial, est capable d'assurer la fuite de son peuple vers une nouvelle destination, la planète Y. À ces mâles alphas (huhu) répondent des voix féminines de qualité supérieure, comme Simone Simons (
Epica), venant prêter main forte à son président en tant que conseillère et Floor Jansen (
Nightwish) en tant que biologiste. Et à ces stars relativement habituées à devoir charbonner pour
Ayreon, parmi lesquels Nils K. Rue, Zaher Zorgati, Michael Mills ou encore Michael Eriksen, s'ajoute un nouveau venu tout à fait bienvenu, avec Tommy Giles Rogers (
Between The Buried And Me) qui prête sa tessiture au personnage aussi décisif que mystérieux du chimiste.
Tous les enjeux de ce nouvel opéra sont posés dès l'incroyable premier morceau, « The Day That The World Breaks Down », pièce épique qui leur impose une urgence dramatique ainsi qu'un souffle épique qui ne redescendra guère durant tout la durée de
The Source. Les « Alphans » sont condamnés à l'exil et doivent chercher tous les moyens possibles pour s'extirper de leur condition. Alors que James LaBrie, au-dessus de la mêlée, expose les différentes situations en utilisant une tessiture solennelle qui évoque le flegme d'un Gardien de Marvel, c'est tout un écosystème de personnages qui se livre une bataille mélodique de tous les instants qui tranche avec la subtilité et la délicatesse de
The Theory Of Everything (2013) pour imposer un retour aux fondamentaux du metal progressif. Pour le coup,
The Source ne reproduit en aucun cas la douceur de son aîné, en proposant un début d'album sur les chapeaux de roue. Déchaînée, cette ouverture cataclysmique donne le ton de ce qui sera l'un des albums les plus pugnace du Hollandais : tour à tour, Russell Allen, avec sa présence immédiatement reconnaissable, Tommy Karevik ou encore Tobias Sammet hissent l'album vers les sommets de l'emphase, avec leurs phrasés puissants et emblématiques.
Ayreon n'en oublie pas pour autant ce qui fait l'essence de sa musique : la présence du clavier, qui vient sublimer les gros « palm mutes » de guitare par ses multiples envolées, tantôt portées par un délicieux orgue Hammond toujours très présent, tantôt infusées par des sonorités futuristes qui répondent à la science-fiction des paroles par des attaques de synthétiseur criardes ou graves. « Run! Apocalypse! Run! » comporte probablement l'une des meilleures envolées de clavier du genre. Le break à 2'26'', qui voit cet instrument mener la danse avec une créativité débridée, s'avère totalement anthologique et hisse l'album vers les sommets de l'épique. Le chef-d'orchestre a une nouvelle fois fait l'effort de lifter ses sonorités et de les rendre plus modernes qu'à l'accoutumée, même si on relèvera, non sans un certain plaisir, quelques fautes de goût bien senties héritées des décennies précédentes. « Everybody Dies » arrive particulièrement bien à illustrer ces deux tendances antagonistes, avec des idées innovantes issues de l'indus qui viennent se fracasser sur des passages un peu datés à l'image de la ligne de clavier mélodique – un peu hors-sujet par rapport au ton général de l'album – qui parsème un morceau délicieusement bourrin par ailleurs. En tout cas, bien aidé par une production cristalline sublimant la grande maestria de partitions pilotées par la batterie agressive d'Ed Warby qui joue des coudes pour imposer une ossature très metal à ses compositions grandiloquentes,
Ayreon dispose d'une puissance de feu inédite.
Arjen Anthony Lucassen exploite très bien cette armada, avec un début d'album canon. Il réussit le tour de force de rendre encore plus accrocheur son metal progressif, avec des morceaux d'une efficacité clinique. En faisant se marier à la perfection des influences celtiques toujours très présentes, portées par la flûte enchanteresse de Jeroen Goosens et les violons de Ben Mathot, les passages rock seventies mid-tempo admirablement menés par sa belle palette de chanteurs et les envolées épiques et lyriques qui tartinent la tronche avec grandeur (à l'image du surpuissant « Star Of Sirrah » et ses gros palm mutes qui défoncent les cervicales),
Ayreon crève le plafond à plusieurs reprises. Le morceau « Condemned To Live », qui vient clore avec brio le premier disque, concentre presque à lui tout seul ces savoureux ingrédients. Après une ouverture traditionnelle qui bascule gentiment vers un feeling floydien éthéré, une cavalcade heavy au rythme emblématique vient opportunément nous rappeler que le combo a décidé d'officier dans un registre plus violent qu'à l'accoutumée. Lorsque Simone Simons vient chanter un magnifique refrain guidé par une cymbale ride méticuleusement administrée par un Ed Warby pas avare en subtilité,
The Source atteint clairement les proportions cosmiques qu'amènent ses paroles...
« Condemned to live,
doomed to leave our world to die.
The guilt weighs heavy on our mind!
Trapped in this void,
deprived of dignity and joy.
Their secret hopes,
and dreams destroyed! »
Les parties « The Frame » et « The Aligning Of The Ten » – qui voient l'auditeur impuissant assister à la déchéance et à la fuite contrainte de ces aliens érigés en réfugiés climatiques et technologiques – tapent très fort en proposant une exposition et des péripéties passionnantes que sanctionnent un enchaînement de mandales particulièrement épiques. Malheureusement, cette source qu'on pensait intarissable s'étiole peu à peu et fait lentement s'essouffler un album dont la deuxième partie moins mémorable et plus calme a tendance à souffrir de la comparaison avec la précédente, plus axée vers l'urgence et la violence pure. La recette y fonctionne moins bien et
Ayreon, en prenant davantage de risques mélodiques – notamment les inspirations orientalisantes qui perlent dans « Deathcry Of A Race » – et en ralentissant le tempo, s'expose davantage aux longueurs qu'impliquent nécessairement un album de cette trempe. Certes, des morceaux comme « Aquatic Race » surfent sur le souffle épique du début d'album. « Bay Of Dreams » instille un feeling électro vaguement moderne et plutôt rafraîchissant, surtout avec un James LaBrie au faîte de sa forme. Mais tout cela reste trop anecdotique, surtout après un premier disque. Comme les « Forever » qui s'exilent et vogue difficilement vers la planète Y, planète aquatique qui leur permet de communiquer entre eux par télépathie,
The Source atteint péniblement son terme. Toutefois, la cohérence du concept d'Arjen Anthony Lucassen reste admirable, rien n'est laissé au hasard. Ses personnages deviennent bien les immortels désabusés et sans émotion à cause de la mixture miracle préparée par le chimiste Tommy Giles Rogers, intitulée « La Source » ou encore « Liquid Eternity » et se clôture sur l'atmosphère froide et pesante qui entamait l'album
01011001 (2008). L'ère des ombres s'ouvre, sous les coups de boutoir des machines, comme le suggère le morceau qui faisait démarrer ce précédent opus.
Cette préquelle très séduisante n'est donc pas exempte de défauts. Malgré un début apocalyptique presque parfait,
The Source n'est pas tout à fait l'album d'« opera metal » ultime d'
Ayreon. Au fur et à mesure que ses péripéties dessinent le destin tragique de ses protagonistes, l'album baisse progressivement pavillon, suivant le fleuve des émotions de plus en plus pessimistes qui émergent des pensées de ses protagonistes. Il garde toutefois une écriture à la cohérence d'orfèvre et reste une valeur sûre du metal progressif actuel, tiraillé entre plusieurs influences nobles et porté par l'immense talent de ses nombreux contributeurs. Finalement, qu'est-ce qu'on peut demander de plus à ce bon Hollandais volant ?
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