Il fallait changer quelque chose. Ne pas se contenter d'offrir un
Years Past Matter pt. 2 où Krallice aurait été encore plus épique, mélodieux et stellaire mais sans surprise, alors que l’imprévisibilité est une partie du plaisir à l'écouter. Cet album était un aboutissement en soi, faisant croire que les Ricains ne pouvaient faire mieux dans ce domaine particulier, à la fois magnifique et frénétique, dont il est le seul maître. C'est finalement en toute logique que
Ygg Huur s'inscrit comme l'anti-
Years Past Matter, prenant à rebrousse-poil les attentes.
Car à la beauté spatiale a succédé la mystique vécue au corps, aux longues lignes n'en finissant plus de se répéter, la densité a pris place, aux accalmies post, l'abrasivité constante a réclamé son trône. Certes basé sur un patrimoine génétique commun à ses prédécesseurs,
Ygg Huur donne à écouter le versant le plus violent de la musique de Krallice, aliénant l'auditeur par une accumulation de compositions coupantes et dures. Lames et pierres : voilà à quoi ressemblent ces guitares qui n'utilisent plus la séduction de quelques belles lignes placées au milieu d'un déballage technique pour emporter avec elles. Inutile de dire que les premières rencontres avec ce cinquième album se font dans la douleur et l'incompréhension, les Ricains semblant au départ avoir succombé à l'exercice de la performance pour elle-même, paraissant autistes au point de laisser tout le monde sur le carreau.
Une impression trompeuse en vérité,
Ygg Huur devenant au fur et à mesure l'un des disques les plus ambiancés et rageurs de Krallice. Si les tournis sont devenus convulsions, ces dernières sont tellement agressives, tournées et retournées qu'elles finissent par transmettre le sentiment d'entendre un groupe en transe, s'impliquant pleinement dans sa musique. Auparavant, les Ricains me donnaient l'image d'excellents compositeurs, surdoués, dont chaque album était une preuve supplémentaire de leur talent : ils sont désormais des personnes plongeant corps et âmes dans les ambiances religieuses et guerrières qu'ils peignent, les joues rouges et l'envie d'évangéliser contre le gré de leurs adversaires, par une extase sanguine qui m'évoque à la fois l'expérience un peu ratée qu'était
Geryon (dont on retrouve le côté barbare et cru, nettement plus convaincant ici) et un
Oozing Wound transporté au Moyen-Âge (la quasi-omniprésence de la voix criarde de Mick Barr me rappelant celle de Zack Weil).
En effet, si les trente-cinq minutes que dure l'ensemble peuvent sembler sur le papier faire pâle figure face aux soixante-dix de
Diotima par exemple, Krallice accule tant qu'il laisse abasourdi comme lors de ses anciennes lubies, montrant sur un temps raccourci l'étendue de ses capacités de paysagiste – « Over Spirit » et « Tyranny of Thought » et leur ferveur de croisé lancé dans la bataille ; « Bitter Meditation » à laquelle le spectre du death metal de
Gorguts donne des airs de théologie vécue comme pathologie, entre mélancolie d'une basse ronde et coulante et crissement des guitares... – tout en parvenant à rendre cohérents ses spasmes répétés. Une fluidité certes plus difficile à rencontrer, mais bien présente, faisant au fur et à mesure taire les critiques possibles envers ce disque, prétextant que la bande à Colin Marston donne ici dans la gymnastique noisy sans profondeur.
Krallice a changé ; Krallice est toujours le même : c'est à cette conclusion que
Ygg Huur a fini par m'amener, tant ce virage vers une musique plus chaotique en apparence a fini par me plaire comme un seul bloc à la fois transcendé et transcendant, à la manière d'autrefois. Si la forme est différente, remplaçant l'hypnose d'un derviche tourneur par la folie d'un ascète dont la foi s'exprime jusque dans ses veines, le groupe reste cette bête exigeante envers ceux qui la suivent autant qu'avec elle-même. Certes, tout n'est pas parfait ici (« Engram », fin trop labyrinthique pour être totalement satisfaisante). Malgré des écoutes nombreuses,
Ygg Huur me perd encore sur trop de passages pour que je lui laisse une place aux côtés d’œuvres comme
Dimensional Bleedthrough ou
Years Past Matter. Mais il contient plus que sa part de coups d'éclat et continue d'asseoir ses créateurs comme des anomalies au sein du paysage musical, assez pour redonner une sensation de première fois à l'amateur de longue date, comme la redécouverte d'une formation que l'on croyait identifiable jusqu'au bout des doigts et que l'on voit, tout en reconnaissant ici ou là quelques traits, nous plaire d'une façon nouvelle. Bien sûr, cela voudra aussi dire que certains seront déçus, attachés aux anciens charmes des Ricains. Pour ma part, je me situe loin de l'idée de divorce.
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