Mon histoire avec
Gojira est compliquée. Peu sensible à leurs deux premières sorties,
Terra Incognita (2001) et
The Link (2003), j'ai découvert le groupe grâce à mon frère, alors que nous étions encore adolescents, avec l'extraordinaire
From Mars To Sirius (2006). Joe Duplantier à la guitare et au chant et son frangin Mario à la batterie, voilà qui nous parlait totalement.
The Way of All Flesh (2008) n'avait fait que confirmer notre attirance commune pour ce death metal intelligemment complexe, mélange d'influences multiples qui restait très personnel. De ce quatuor au line-up stable depuis 2001, émergeaient des patterns de batterie incroyables, des riffs ultra touchants, une énergie incroyable dégagée en concert par l'excellent bassiste Jean-Michel Labadie et le guitariste Christian Andreu : mon « frérot » était à fond. Moi, un peu moins. Alors que le groupe connaissait une ascension fulgurante, je m'enfonçais de mon côté dans les tréfonds de l'underground. Jusqu'à les délaisser totalement. Pourtant, leur quatrième album a fini par s'imposer avec le recul du temps comme un classique personnel, qui me fait totalement vibrer à chaque écoute.
L'Enfant sauvage (2012) et ses relents black metal a su lui aussi rétroactivement trouver sa place dans mes écoutes régulières. Quant à
Magma (2016), il m'a fallu plusieurs mois pour qu'il s'impose à son tour comme un pilier de ma discographie. Ce que ce bon Rapha3l, auteur de sa chronique sur votre webzine préféré, avait su voir quinze jours après sa sortie, j'aurais été incapable de le percevoir à l'époque. Véritable pierre angulaire de l'histoire du groupe, il ne faisait que confirmer les aspirations progressives amorcées depuis longtemps avec sa variété, ses atmosphères psychédéliques intrigantes qui montraient l'étendue du talent du groupe hors des territoires extrêmes. Le quatuor satisfaisait ainsi son appétit d'expérimentations, sans se renier. Je préviens d'ailleurs mon moi du futur : l'avis que je m'apprête à émettre sur
Fortitude sera peut-être amené à évoluer dans le temps.
En tout cas, cette « force dans l'adversité » que nous offre aujourd'hui
Gojira tient une partie de ses promesses, hybridant le metal progressif aux relents extrêmes de
Magma (2016) aux assauts implacables du passé. S'ils maintiennent leur tendance à se cantonner à des morceaux plutôt courts, le quatuor reste également très puissant dans ces thématiques. Le précédent opus était un touchant hommage à la mère des frères Duplantier, partie « par-delà le ciel, par-delà le soleil ».
Fortitude continue à affirmer avec ardeur les positions écologistes des Français, qui n'ont pas attendu que ces idées deviennent à la mode pour propulser leurs craintes et leurs inquiétudes à la face du monde : ils avertissaient déjà leurs contemporains des dangers du dérèglement climatique dans le magnifique morceau « Global Warming » en 2006. Joignant les paroles aux actes, ils ont organisé une grande collecte de fonds caritative au profit de l'ONG APIB (Articulation des peuples indigènes du Brésil), destinée à protéger les tribus indigènes d'Amazonie contre la rapacité des industriels et du gouvernement brésilien qui consument en voulant l'exploiter jusqu'au dernier arbre le poumon du monde. Leur rage face à cette situation profondément inégalitaire résonne avec une sincérité éclatante : l'organique « Amazonia » et ses guimbardes vengeresses l'exprime avec une agressivité tribale et un groove qui évoquent
Sepultura. L'intégralité des royalties perçus par le groupe pour ce morceau sera d'ailleurs reversé à ces gens que plusieurs réalisateurs talentueux ont su filmer dans un superbe clip. Classe. En effet, tout comme les idées qu'ils diffusent, l'esthétique qui porte
Gojira offre à sa musique un supplément d'âme : le magnifique « Knight Night » qui orne leur pochette tout comme l'hommage au film de Frank Schaffner
La planète des singes (1968) dans le clip « Another World » et sa référence au « twist » final de l'oeuvre cultive leurs préoccupations avec brio. Ce premier extrait diffusé en août 2020 s'impose comme un tube immédiatement accrocheur, utilisant avec réussite le riffing caractéristique des Français et leur sens inné de la mélodie dissonante.
C'est que les quatre Landais sont de très bons musiciens, servis par une production massive et ample qui met en relief leur talent et leur virtuosité. La robuste ouverture « Born For One Thing » qui renoue avec le metal extrême implacable dans certains riffs (on pensera par moments à
Meshuggah), ou le fulgurant « Into The Storm » montrent l'étendue du génie de Mario Duplantier. L'homme parvient à diffuser dans ses rythmiques une efficacité clinique qui sculpte l'aura atypique du combo. Ses polyrythmies virtuoses dans « Into The Storm », basés sur la cymbale ride ou encore ses contretemps dans « New Found », avec ses petits coups de charleston bien sentis dans le refrain, dévoilent la richesse de son jeu : un alliage parfait entre puissance, groove et virtuosité. De même, la basse de Jean-Michel Labadie porte les riffs alambiqués du quatuor : que ce soit dans « Another World » ou « Grind », ses notes lourdes offrent un supplément de pesanteur aux effluves aériennes créées par
Gojira. La voix de Joe Duplantier, alternance bienvenue entre growls typés death metal et chant clair éthéré, sculpte des hymnes souvent transcendés par la science du refrain des Landais et leur qualité de composition évidente. Celui de « New Found », après la lourdeur initiale et les effets psychédéliques des guitares, rend la vue aux aveugles :
« NEW... FOUND... Vision through the veil
NEW... FOUND... colors for the blind
NEW... FOUND... splendor in the sky
NEW... FOUND... land across the sea »
Ce type de passage atmosphérique tutoie les étoiles. Les Français excellent dans l'installation d'atmosphères contemplatives : le sublime « Hold On » et sa montée en puissance exploite avec brio le riffing typique du quatuor avec un « tapping » céleste qui porte leur signature. « Into The Storm », au milieu de sa déflagration martiale, laisse entendre un refrain cristallin, mélangeant parfaitement le cosmique et la violence, le ciel et la boue. Le morceau final « Grind » commence lui par cartonner la tronche avec son introduction virevoltante qui laisse encore une fois entrevoir le talent du batteur, qui se fend d'un pattern extrême très réussi, maltraitant sa caisse claire avec énergie. La voix possédée de son frère émerge par séquences dans ce morceau qui laisse une large place à l'instrumental, toujours pour lui apporter un supplément de rage : « Surrender To The Grind ! », hurle le frontman au milieu d'un maelström de violence. À 2'44'', le morceau se transforme en apothéose, avec une ligne de basse dantesque qui soutient un arpège de guitare monumental. Le morceau part dans les limbes pour ne plus en descendre, concluant avec brio un album convaincant, toutefois ralenti à plusieurs reprises par ses moments plus faibles.
En effet,
Fortitude comporte aussi ses temps morts. Certaines entreprises ne fonctionnent pas tout à fait : l'interlude éponyme et son prolongement « The Chant » ne parviennent pas à surfer sur un début d'album presque parfait, malgré leur côté envoûtant. Ces expérimentations témoignent pourtant de la volonté de
Gojira de lorgner vers des influences rock. Dommage que le résultat donne l'impression de s'étirer en longueur, sans parvenir à toucher autant qu'il aurait dû. Certes, la mélodie est prenante, mais trop répétitive et lancinante pour n'être autre chose qu'une parenthèse qui s'éternise. « The Trails », avec sa rythmique lancinante et ses accords éthérés fait le même pari mais échoue partiellement dans sa volonté de faire retomber la pression entre « Into The Storm » et le sublime final, allant même jusqu'à affecter l'équilibre de l'album. Ces morceaux plus calmes, tentatives louables de renouveler le metal des Français, arrivent trop comme un cheveu sur la soupe, interrompant l'explosion sans parvenir à lui donner un second souffle. « Sphinx », quant à lui, reprend les affaires extrêmes pour relancer le train, affirmé par le growl conquérant de Joe Duplantier et la rythmique lourde et tribale de Mario Duplantier. Malgré de beaux passages, notamment son final aérien, il fait figure d'anecdote qui souffre de la comparaison avec l'ensemble.
En fin de compte,
Gojira, pourtant animé d'excellentes intentions, semble tiraillé entre deux mondes :
Fortitude ne réalise ni le destin tracé par
Magma (2016), ni celui d'un retour aux sources extrêmes. Entre un registre et un autre, les Français n'ont pas tranché et n'exploitent leur inventivité ni dans l'un, ni dans l'autre. Ce qui n'empêche pas cet album de rencontrer le succès colossal amplement mérité au regard de la stature du groupe, devenu mastodonte du metal à la faveur de ses exploits passés. Attendu et réceptionné comme le messie à chacune de ses sorties,
Gojira se distingue tout de même une nouvelle fois par une offrande riche, complexe, qui nécessitera de multiples écoutes pour en saisir la moelle épinière, la saveur comme les limites. Peut-être que mon moi du futur sera plus indulgent envers ce disque auquel il manque ce soupçon de génie qui faisait le sel de ses grands frères. Pour l'heure, je reste un peu sur ma faim.
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