« Chante, ô Muse, le héros aux cent détours qui a tant erré sur terre après avoir pillé la ville sainte de Troie, qui a vu tant de villes et connu tant de peuples, qui sur mer a tant souffert en son coeur, luttant pour sa vie et le retour de ses équipages. Déesse, fille de Zeus, débute où tu veux et raconte-nous l'histoire, à nous aussi. »
C'est au tour de
Symphony X, quelques années après Homère qui l'avait imaginé au VIIIe siècle avant Jésus Christ, de conter le voyage retour d'Ulysse dans son sixième album intitulé
The Odyssey et paru en novembre 2002 après Jésus Christ (même si l'artwork extrêmement rétro qui orne cette offrande soit suffisamment dépassé pour nous en faire douter). Ce groupe, comme le poète ionien, a raffiné son style depuis sa formation en 1994, à la faveur d'un metal progressif virtuose qui lorgne vers le heavy metal, façonné par les riffs très accrocheurs du légendaire « shredder » Michael Romeo. Il aura su, peu à peu, s'extraire de son influence
Yngwie Malmsteen et imposer sa touche unique dans des soli néoclassiques emblématiques, comme celui de « Sea of Lies » dans l'excellent
The Divine Wings of Tragedy (1997) qui a su marquer les mémoires. Les nappes de claviers de Michael Pinnella offre un apparat symphonique à ces motifs soutenus par les envolées de basse de Mike LePond, recruté en 1999 pour remplacer un Thomas Miller devant affronter une grave maladie. Les coups de boutoir de Jason Rullo, l'un des quatre membres fondateurs du quintet, soutiennent ce solide Parthénon avec une efficacité redoutable. Russell Allen ajoute depuis
The Damnation Game (1995) des vocalises épiques qui ont contribué à rendre
Symphony X unique en son genre. Ce voyage vers Ithaque s'annonce donc périlleux ; nous ne serons pas trop de deux pour vous le décrire puisque l'ami Astraldeath, antiquisant émérite, a gentiment accepté de partager sa chronique avec moi.
Ainsi débute notre voyage ; la première approche de l'album nous fait déjà tirer quelques conclusions - outre celles déjà énoncées par mon collègue émérite. Il prend part à une tradition plus ou moins respectée chez les groupes de metal progressif de l'école
Dream Theater et que l'on peut déjà retrouver chez
Legacy de
Shadow Gallery un an plus tôt (2001), à savoir conclure par un morceau-apothéose qui totalise presque à lui tout seul la moitié de l'album en terme de durée. En ce qui concerne notre album, c'est bien sur les seules épaules de la dernière piste éponyme que tout le concept de l'album repose car, en réalité, les sept autres morceaux nous content diverses histoires fantasy plus génériques qu'il serait exagéré d'associer à l’œuvre d'Homère. Il n'empêche que, musicalement, le groupe poursuit son évolution de manière parfaitement linéaire et homogène, s'extirpant ici des griffes malmsteeniennes (osons le néologisme) pour proposer une nouvelle panoplies de morceaux davantage axés heavy metal et progressive metal. A l'exception du riff néoclassique d'ouverture dans "Inferno", on compte en effet tout un tas de main riffs à la teneur bien plus martiale et hachée, un style que
Symphony X ne cesse d'affiner au fil du temps et qui, en plus de devenir leur identité, participe à l'essor de groupes de prog ultérieurs dits « modernes » dont la rythmique dégénère parfois en djent. Citons en exemples concrets le main riff de « Wicked » et sa rythmique « headbangante » comme disent les djeuns, l'intro de « Incantations of the Apprentice », « King of Terrors » ou les parties II et V de « The Odyssey » (dont il convient de parler en détails plus tard). À l'inverse, le groupe alterne avec des riffs plus posés et « prog » dans le sens où les mélodies peuvent paraitre parfois déroutantes et aventureuses, comme dans « Accolade II » ou « Awakenings » et son côté jazz par moments.
En effet,
Symphony X profite de l'occasion pour badigeonner nos écoutilles de sa grande palette musicale, comme le souligne mon alerte camarade. La grande maîtrise dont ils font preuve dans leurs compositions explose dans chaque compartiment de ce
The Odyssey et affirme leur capacité à renouveler cette science du riff qui tue qu'ils brevettent depuis leurs débuts. « Inferno (Unleash the Fire) » nous prévenait déjà : le groupe enchaîne les cavalcades à haut bpm « ttbm » avec une régularité exemplaire. Le tempo ne redescend guère, si ce n'est pour proposer des atmosphères prog ultimes où la basse du ninja Mike LePond éclaire de son doigté magique les arpèges de Michael Romeo. Avec « Awakenings », les New-Jersiais proposent dans un premier temps un mid-tempo incroyablement maîtrisé qui reprend vite l'avoinée qu'ils mijotaient. « Accolade II » faisait de même, avec la sublime partition de piano initiale de Michael Pinnella. Le contretemps magistral avec lequel Jason Rullo rythme le début de cette cartouche prog démontre le grand batteur qu'il est, avec un jeu sans fioritures, où discrétion et efficacité vont de pair pour secouer les vagues de guitares déchaînées. « The Turning » ne fait pas exception : c'est un tube archi accrocheur sur lequel les nappes de clavier de Michael Pinnella soulignent avec subtilité les assauts fulgurants de Michael Romeo. Le claviériste s'est rangé aux aspirations symphoniques du groupe, mais n'oublie pas de se faire plaisir : leur solo joint à 2'34'' fait partie des moments de grâce absolus du groupe comme de l'album, servi par une production certes un poil rétro, bien à propos toutefois pour conserver ces archives. Mais c'est Russell Allen qui brille une nouvelle fois de mille feux. Sa voix offre toujours cette dimension épique incroyable aux compositions de son groupe. Lorsqu'elle explore des tessitures aiguës ou racle les profondeurs à l'échelle du même morceau, elle participe à cette incroyable variété de propos. Il n'y a qu'à entendre son envolée incroyable qu'il barde d'un tremolo parfaitement maîtrisé sur « Wicked » :
« In my nightmare... she said !
Burn forever
Leave never from my arms
Embrace the night »
… après ce premier vers chanté en solo, succède un refrain énormissime qui conclut un autre tube intemporel. Le bonhomme a acquis une maturité incroyable et gère parfaitement les ruptures de ton, comme les moments où il se met en retrait pour laisser briller ses camarades. Il maîtrise également avec brio les atmosphères, comme le montrent ses exploits dans « King of Terrors », lorsqu'il prend un ton prophétique funèbre pour citer Edgar Allan Poe ou lorsqu'il pousse son hurlement de damné à 3'53'' pour introduire ce riff agressif déconstruit qui casse des bouches comme personne. C'est avec l'ultime bafouille de cet album que
Symphony X atteint des sommets : je préfère laisser à l'édile Astraldeath le soin d'en inspecter les recoins avec méticulosité.
Chaque album de
Symphony X contient une pièce maîtresse ; sur leur « debut album », il s'agit de « A Lesson Before Dying », sur
The Damnation Game (1995), « A Winter's Dream », sur
The Divine Wings of Tragedy (1996), le morceau titre (qui culmine à vingt minutes!)... enfin
Twilight in Olympus (1998) et
V: The New Mythology Suite (2000) ont les suites respectives « Through the Looking Glass » et « Rediscovery ». Ce sixième disque ne déroge pas à la règle avec le grand finale « The Odyssey » qui constitue l'un des morceaux (si ce n'est le morceau) les plus ambitieux du groupe et leur plus long de leur discographie. Se découpant en sept parties et atteignant les vingt-quatre minutes, ce morceau est probablement l'une des plus grands coups de maître des Américains de par un talent de composition qui atteint des sommets rarement égalés où chaque instrument est savamment utilisé. Il suffit d'écouter la première partie, « Overture », pour s'en convaincre, avec sa myriade de claviers subtilement maitrisés proposant une intro « Disney-like ». Tout s'y enchaîne avec brio et les guitares viennent progressivement supplanter les claviers en seconde partie.
Il serait fastidieux de traiter en détails des six autres parties. Retenons simplement qu'elles se démarquent toutes les unes des autres pour proposer un contenu exceptionnellement hétérogène en ambiances et en styles de jeu, sans néanmoins créer une impression de décousu. La « part II » commence calmement par la guitare sèche avant de passer sur une courte instrumentale moins sympathique ; davantage prog et alambiquée avec quelques touches subtiles de black dans certains riffs, comme pour présager de toutes les mauvais sorts du destin qui attendent Ulysse et ses compagnons durant leur voyage. Cette impression se poursuit durant la « part III », si bien qu'on ne parvient même pas à saisir le moment de transition. La « part IV » semble prendre une direction plus agressive encore mais le couplet qui suit propose un moment d'accalmie avec une voix posée sur quelques notes de piano. L'occasion d'y glisser un nouveau solo magistral du sieur Romeo et l'on passe à la « part V » qui voit le groupe retourner à un style bien plus martial et heavy, proposant parfois quelques symphonies moins aimables avant d'enchainer, lors d'une montée haletante, sur la partie VI, purement instrumentale, qui représente l'apogée de la composition et de la créativité du groupe sur cet album - rien que les premiers accords de piano donnent le ton de toutes les influences classiques sur le groupe. L'atmosphère y est plus sombre que jamais comme pour marquer le danger que vit alors l'équipage d'Ulysse : cette partie VI se nomme « Scylla and Charybdis ». Enfin, après avoir affronté tant d'ennemis et de monstres mythologiques, les survivants arrivent lors de la paisible et dernière « part VII », qui reprend quelques mélodies de la « part I » avant de conclure tout en douceur, à la guitare sèche, comme pour symboliser la fin du voyage... et de l'album.
Ainsi s'achève notre périple. Qu'il fut rude! Parler d'un tel album de manière synthétique n'est pas un exercice facile tant il y a à dire. Une chose est sûre :
Symphony X aboutit ici à l'un de ses plus grands disques, exploitant toutes les ressources de leurs instruments, proposant un metal progressif teinté de mille nuances de power, de heavy et de néoclassique, où tous les musiciens brillent par leur savoir-faire et leur talent de compositeurs ; talents qui aboutissent au chef-d'oeuvre éponyme de vingt-quatre minutes, effort magistral que le groupe ne réitère d'ailleurs pas dans ses trois albums suivants. De plus,
The Odyssey marque un tournant dans la carrière du groupe en prenant ses distances avec ses influences néoclassiques premières et en étant le dernier album d'une série à la production old school avant le tournant
Paradise Lost (2007). Quant à nous, notre voyage s'arrête en même temps que celui du héros homérique et, forts de notre expérience, poursuivons notre route de notre côté - sans exclure l'idée d'un nouveau futur voyage commun pour autant.
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