25 mars 2021, Sweetspot Studio, Halmstad (Suède).
Meshuggah se fend d'un communiqué laconique annonçant libérer de ses obligations le guitariste de session Per Nilsson pour retrouver Fredrik Thordendal, revenu parmi les siens après une pause de quatre ans. Avec la colonne vertébrale historique que forment ses trois principaux compositeurs, le guitariste Mårten Hagström, le bassiste Dick Lövgren et l'impressionnant batteur Tomas Haake, consolidée par le retour de l'enfant prodige et la présence du frontman Jens Kidman, le quintet annonçait aussi entrer en studio pour enregistrer son dixième album. Quelques jours plus tard, le 1er avril 2021, le groupe postait une photographie très symétrique de leur tentaculaire batteur à l'ouvrage.
Le train était lancé. Quelque-part dans l'Hexagone, deux chroniqueurs de votre webzine préféré guettaient cette activité et se laissaient aller à moult hypothèses, chacun à leur manière. Le premier, Neuro, d'un naturel globalement pessimiste, passablement déçu des précédentes œuvres du bataillon suédois comme en atteste son exigeante chronique de
The Violent Sleep Of Reason (2016), n'a même pas le sourcil qui palpite. « De toutes façons, je suis sûr que Fredrik Thordendal aura la flemme de participer au processus créatif », se dit-il, un brin blasé. Le second, Voay, a le cœur qui bat la chamade par anticipation. C'est qu'il a tendance à s'exciter tout seul dans son coin, celui-là. Bon élève, il s'est retapé l'intégralité de la discographie du groupe histoire de pouvoir correctement tailler le bout de gras avec son camarade venu lui prêter main forte. Un an plus tard et après avoir fait monter la sauce avec trois extraits fort judicieusement choisis,
Immutable et sa pochette aux faux airs de titan colossal atterrit dans les platines de ces deux hères. Dès la première écoute, une remarque leur percute l'esprit : quelle production incroyable! Les Suédois sont allé chercher une puissance sonore d'une qualité et d'une profondeur toutes deux indéniables. Au-delà de l'accordage déraisonnablement bas des guitares – constitutif de l'identité du groupe – ces basses d'une profondeur abyssale et d'une gravité religieuse contribuent à offrir une vraie cohérence à ce nouvel ouvrage. Mais cette production massive n'est-elle pas un trompe-l’œil que l'auditeur exigeant saura reprendre de volée ?
Si l’on met effectivement de côté l’impact sonore objectivement très impressionnant d’un groupe comme
Meshuggah, en particulier pour le profane, les choses sont beaucoup plus nuancées. Nuancées, comme ce morceau introductif qu'est « Broken Cog », nous renvoyant aux moments les plus ambiancés de
Catch 33 avec un certain intérêt. Mais cela sera l’un des rares cas où votre serviteur utilisera ce descriptif en des termes foncièrement positifs. La principale raison ayant été citée par notre estimé collègue, à savoir que si Fredrik Thordendal fait toujours parti du line-up du groupe, son absence officieuse n’aura jamais paru aussi évidente et osons le dire, cruelle. Sans celui qui s’est imposé comme le compositeur le plus pertinent d’un
Meshuggah qui a pu précédemment marquer la scène metal pendant vingt ans, les Suédois semblent être durement revenus sur terre. La patte expérimentale et excitante qui les caractérisait s’est effacée pour laisser le champ libre à l’écriture d’un Mårten Hagström très présent.
Immutable se présente alors comme un album cohérent, très orienté vers le groove et à l’efficacité certaine, non sans ignorer des envies mélodiques qui n’auront jamais été aussi affirmées ici, paradoxalement souvent amenées par les parties
lead d’un Thordendal qui n’a ici que le rôle de « guest » de luxe (la ligne envoutante de « The Abysmal Eye »).
C'est certainement ce tropisme mélodique allié à cette maîtrise du groove qui donne à
Immutable ce petit goût de reviens-y. Oui, à 3'02'' de « Broken Cog », l'auditeur – profane comme chevronné – sera forcément plongé dans la fournaise caractéristique des Scandinaves, à la faveur d'un riff au goût d'apocalypse qui respecte fort bien le contrat passé entre
Meshuggah et ses ouailles des années durant. D'autres morceaux de bravoure succèdent à cette pesanteur cohérente : à la gravité infinie d'un « Ligature Marks », répond la profondeur abyssale de « The Faultless », marqué lui aussi de sonorités granitiques et d'une signature rythmique impressionnante. Mais malgré quelques éclaircies venant opportunément percer cette massive couche d'ozone, comme les gracieuses harmoniques de « Phantoms », l'accélération salvatrice de « Armies Of The Preposterous », rouleau compresseur tardif, ou encore la massive cavalcade et la gradation mélodique vertigineuse proposée par « Light The Shortening Fuse »,
Immutable n'est pas infatigable, loin de là. Comme le relevait le lucide Neuro, ce dixième opus manque cruellement de folie. L'absence d'un morceau majeur, tête de gondole où tous ces savoureux ingrédients du groupe seraient poussés à leur paroxysme, avec une signature rythmique irréelle alliée à une ligne de batterie invraisemblable (comme le faisait magistralement « Clockworks » sur l'album précédent) se fait durement ressentir. Il semblerait, triste constat, que les Suédois n'en aient plus les moyens : Tomas Haake n'est plus le batteur qu'il était auparavant, remplaçant ses trouvailles révolutionnaires par une frappe certes imposante, mais sans génie. Si elle conserve ses qualités, cette évolution dans la direction artistique est à double tranchant et donne l'impression que
Meshuggah semble ici ronronner plus qu'innover. Ce n'est pas le long instrumental un brin fainéant « They Move Below » ou encore ces interludes une nouvelle fois mal gérées qui pourront contredire ce propos. Mais qu'est-ce que c'est que ce « Black Cathedral », tentative périmée de black metal répétée jusqu'à la garde ? Il y a des courants d'air dans cette noble bâtisse... Et pourquoi donc allonger l'outro « Past Tense » ainsi ? Malgré son motif charmeur, ces cinq dernières minutes interminables viennent achever l'album d'une douloureuse agonie. En ne variant que très peu son tempo, en répétant à l'envi des motifs déjà entendus ou étirant sa durée de manière superficielle,
Immutable s'essouffle bien vite...
Derrière ce constat sévère mais juste, se trouve avant tout la déception de deux paires d’oreilles nourries aux années fastes d’un groupe dont les plus grandes heures sont indiscutablement passées. Les difficultés annoncées par certains après un
obZen définitif, album déjà en forme de synthèse, sont bien advenues.
Meshuggah fait d’ailleurs lui-même l’aveu de son désormais douloureux immobilisme à travers une communication presque ouvertement pessimiste et étrangement sincère. Et ce ne sont pas les impressions de redites particulièrement suspectes sur ce
Immutable qui leur donneront tort. Malgré tous ces griefs, il n’est point à en douter que comme chaque nouvelle sortie des Suédois, leurs qualités naturelles leur permettront d’imposer sans difficulté un lot de titres efficaces auprès d’un public toujours avides de sensations métalliques au demeurant, il faut le reconnaitre, assez hors-normes. Que cela soit les riffs chaloupés de « Phantoms », l'acharnement de « The Abysmal Eye », la singularité de « Broken Cog » ou encore la lourdeur de « Ligature Marks », beaucoup d’auditeurs auront leur moment où
Meshuggah provoquera cette excitation si particulière, bien connue des amateurs de musique qui stimulent à défaut d’émouvoir.
« Whispers, murmurs, voices, voices...
Whispers, purpose, voices, murmurs...
Whispers, murmurs, voices, voices...
Whispers, murmurs, voices, purpose... »
Des instants bien souvent catalysés par ce nouveau mandat de Jens Kidman, plus inspiré dans ses intentions et mieux mis en valeur par cette production maousse que sur
The Violent Sleep Of Reason (2016). Il fait davantage d'efforts sur ce
Immutable, en poussant sa voix déchirée dans ses derniers retranchements. En incarnant à la perfection ces massifs colosses intemporels, témoins du délitement cosmique du monde que le
« I » caractéristique des paroles cryptiques de
Meshuggah semble souvent mettre en scène, il crache son fatalisme, sa rage et son dégoût de l'espèce humaine avec une conviction rehaussée, susurre sa souffrance avec dévotion et participe autant à cette marche martiale permanente qu'au rythme quelque-peu lancinant de ce nouvel opus, se perdant à son tour dans ses moments plus anonymes (« Kaleidoscope »). Plusieurs de ses diatribes ne manqueront pas de tamponner le coeur, comme ce phrasé sinistre adopté à la fin de « The Faultless », l'agressivité ravageuse impulsée à « I Am That Thirst » (il sauve presque à lui tout seul ce morceau un peu random) ou encore le douloureux épilogue de « Ligature Marks », rempli de tremblements organiques :
« Empty sheet, nothing left to deplete
The loop becomes complete
The void will swallow the melting stars
Suspended in emptiness
Torment turns to bliss
A stillborn genesis »
Malgré des moments universellement réussis qui agitent fièrement la bannière des Suédois,
Immutable n'a pas pleinement conquis ces deux chroniqueurs qui s'étaient donné mission de le réceptionner sur votre webzine préféré. La faute à un tempo et une créativité qui restent trop fermement amarrés à la lithosphère, surface à laquelle semble se cantonner
Meshuggah depuis plusieurs albums. Comment
Immutable parviendra-t-il à survivre au recul du temps ? L'habile camouflage créé par sa rutilante production n'empêchera certainement pas de nombreux amateurs drogués à ces riffs massifs et à ces signatures rythmiques aventureuses de ranger bien vite ce dixième opus dans l'étagère, au profit des quelques classiques indépassables avec lesquels nous ont nourri les Scandinaves pendant des années. Espérons qu'il n'y prenne pas trop la poussière...
5 COMMENTAIRE(S)
04/06/2022 15:33
Peut-être qu'avec le temps je finirai par le considérer comme un vrai très bon album du groupe.
Je pense que je reste juste frustré de la promo de l'album que j'ai trouvée poussive (abysmal eye n'est pas incroyable et broken cog met trop longtemps à démarrer), et pour laquelle trop de monde semble s'être emballé.
21/05/2022 21:28
Il y a effectivement quelques longueurs (Black Cathedral et Past Tense notamment), mais d'une manière générale je le trouve plus jouissif qu'un Violent Sleep.
J'adore son esprit sans compromis et sans fioritures, dans lesquelles j'avais tendance à me perdre dans leurs 2 derniers albums. J'aime bien le fait que les ambiances soient plus directes, avec max 1 ou 2 guitares lead, sans rien d'autre.
J'aurais effectivement bien aimé plus d'originalité, pas mal de tracks semblent être les mêmes, mais au vu de le communication, je savais de base qu'il ne fallait pas s'attendre à ça, et je suis donc parti du principe que je ne devais pas m'attendre à avoir des ovnis dans les oreilles.
Bref pour moi c'est un très bon album, qui m'a donné cette impression de "plus rien à battre", comme leur comm', avec des expériences et des passages un peu chelou, parfois effectivement mal placés (Black Cathedral, pourquoi ? La track de 9min, pourquoi ?), mais avec un fond que je trouve très agréable et pas trop prise de tête.
20/05/2022 14:14
Lors de la sortie des différents singles sur youtube j'avais été déçu et absolument sidéré par les commentaires complètement dithyrambiques pour des morceaux à des années lumières de ce dont le groupe est capable, et ce même sur The Violent Sleep of Reason que j'avais adoré, grâce à des structures complexes et une lourdeur parfaitement gérés à mon sens.
11/05/2022 11:52
Tout pareil. Chronique un poil sévère, bien que nuancée et argumentée.
Un bon 7,5/10 également, qui lorgne même vers un 8/10 au regard des deux précédents.
11/05/2022 11:36