L'empereur des corbeaux est de retour. Tous, corbeau des neiges, corbeau des forêts, corbeau des villes ou corbeau des montagnes, ploient le genou et s’inclinent face à
Katatonia. Comme Hugin et Munin, ce majestueux corvidé est bicéphale depuis sa formation en 1991 par Jonas Renske (voix) et Anders Nyström (guitares). Le second – pris par l'angoisse de la page blanche – s'est peu à peu mis en retrait au profit du premier, devenu depuis
Night Is The New Day (2009) seul maître à bord chargé de l'intégralité de la composition et des paroles du groupe. Au fil des sorties et des changements de line-up, notamment les arrivées de Niklas Sandin (basse), Daniel Moilanen (batterie) et Roger Öjersson (guitares) qui complètent ce duo originel, la formation s’est réinventée, gardant de ses débuts doom/death metal une providentielle mélancolie chevillée au corps et au cœur. Le chef-d’œuvre absolu
The Great Cold Distance (2006) chamboulait tout et faisait entrer le groupe dans ce que Raziel qualifiait habilement de « troisième période ». Le « Dark rock from Sweden » de
Katatonia, un peu indéfinissable, n’a fait que se complexifier, se diversifier et s'affiner avec les sorties suivantes. Sa permanence mélancolique, éclaboussée de nobles inspirations rock gothique ascendant new wave, fût peu à peu tractée à l'orée du metal progressif par une complexité grandissante où s'entrechoquent guitares puissantes, contretemps rythmiques et soli virtuoses. La voix à fleur de peau de Jonas Renske, qui s'est tant bonifiée avec le temps, s'y répand toujours comme un nectar divin. Avec
Dead End Kings (2012), panorama intense qui sublimait à merveille ces différents registres, une nouvelle ère s'ouvrait : les arrangements puissants et les respirations intimistes prenaient une place prépondérante dans des ramages teintés de touches de plus en plus modernes et expérimentales, au profit de racines metal de plus en plus rabougries. Deux successeurs en demi-teinte ne confirmaient que partiellement ce nouveau virage... mais n'entamaient pas la hâte d'emprunter cette ruelle à la lueur verdâtre habitée par une nuée de corbacs sinistres, mascottes du groupe depuis
Brave Murder Day (1996) judicieusement utilisées par Roberto Bordin pour le décor de ce douzième opus
Sky Void Of Stars, premier des Suédois sur leur nouveau label Napalm Records après une longue et houleuse collaboration avec Peaceville.
L'ombre colossale de la mélancolie l'envahit pleinement. Ses ingénieurs
Katatonia la raffinent avec soin, à commencer par le ton désabusé avec lequel l'impérial Jonas Renske déclame ses litanies. On retrouve dans ses textes les thématiques majeures du groupe : l'heure du grand départ vers l'au-delà, les échecs et déceptions de la vie qui laissent des cicatrices, la vie urbaine aliénante qui salit le cœur et le corps, les figures inquiétantes à ailes et à plumes, la mise aux enchères des âmes aux acheteurs les plus offrants... toutes émergent sous forme de sensations, de bribes mystiques et poétiques qui participent à cette mélancolie profonde qui prend immédiatement à la gorge. D'autant que le frontman, toujours très fort pour véhiculer cette noirceur immédiate avec ses lignes de chant perçantes, s'emploie à utiliser les nombreux registres de sa tessiture. S'il est tantôt grave et clinique à la manière d'un prophète new wave annonçant l'apocalypse (« Austerity »), il se fait aussi aérien et lumineux en allant chercher des notes plus aiguës, notamment au début d'« Author », dans lequel sa supplique initiale se fait déchirante ou encore lorsqu'il partage un couplet et plusieurs refrains d'« Impermanence » avec Joel Ekelöf (
Soen). Une superbe collaboration, tout en finesse et en envolée lyrique, mid-tempo réussi qui adresse un clin d'oeil subtil aux débuts du groupe avec les sonorités doom. Entre ces deux rivages parfois surprenants, qui apportent l'essentiel de la nouveauté de ce
Sky Void Of Stars, la puissance émotionnelle de cette voix si subtile se répand sur les brûlots désabusés qui laissent toute la place à sa tonalité cristalline. Même s'il n'évite pas la redite dans certaines mélodies vocales (« Drab Moon »), force est de reconnaître que le chanteur sait toujours capter l'attention en quelques notes mémorables. Cette saillie vicieuse d' « Opaline » toute en rimes et en rebonds, balancée sur un rythme hypnotisant, est terriblement efficace pour rappeler que l'heure n'est pas à la fête.
« Opaline
Saw the trail of the fleeting twin
Through last years grass
With the curtain closing in a bit
I will go where I see fit
And love me not
For I was never one to pass the test, no
All for the best
You're heading east
If you go now
I go west »
C'est que ce
Sky Void Of Stars fait jaillir de ses compositions une mélancolie immédiate, plus directe et rentre-dedans que ses deux prédécesseurs. S'il s'avère moins sophistiqué, moins progressif donc moins audacieux, il est aussi plus cohérent et équilibré. Si
Katatonia avait la fâcheuse tendance depuis la fin des années 2000 à proposer des albums inégaux, dans lesquels des soubresauts de génies absolus côtoyaient des moments plus anecdotiques, il y a sur ce douzième full-length une relative équité entre les morceaux. Il n'y a qu'à entendre l'excellent morceau bonus « Absconder »! Tous démontrent des qualités certaines et aucun – y compris les « singles » conçus pour accrocher l'oreille – ne semble particulièrement sortir du lot. À double tranchant ? Pas vraiment, puisque les Suédois ont légèrement modifié leur direction artistique, délaissant certaines expérimentations (électro notamment) au profit d'une coloration plus rock et organique. Même s'il est toujours présent par bribes, le clavier n'est plus qu'un habillage faisant ressortir les guitares d'Anders Nyström et Roger Öjersson qui reconquièrent leur trône dans les compositions comme dans le mix limpide de Jacob Hansen. Si la basse de Niklas Sandin soutient discrètement cette ossature, Daniel Moilanen apporte une pesanteur bienvenue à l'ensemble, avec un jeu de batterie percutant, tantôt subtil et inventif, tantôt énergique et efficace lorsque le tempo décolle. Que ce soit dans un début d'album flamboyant (le très progressif « Austerity » qui met les frissons dès les premières écoutes, le classique « Birds ») ou dans les moments plus calmes (« Impernanence », « Drab Moon »),
Katatonia installe une atmosphère homogène sans pour autant s'interdire d'emprunter des chemins de traverse. Plusieurs morceaux offrent un bel aperçu de la variété de leur style, entre l'héritage du metal extrême et les aspirations progressives. On alternera dans « No Beacon To Illuminate Our Fall » entre des coups de boutoir typés death metal où le batteur fait grogner sa double pédale et une atmosphère éthérée aux allures de tendre rêverie.
« It won't matter if you get back beneath my hand
No black magic ever enough to command! »
Et pourtant, le mana de Jonas Renske bouillonne et sa sorcellerie agit pleinement. On retrouve avec plaisir ses mélodies désabusées, pleines de noirceur et de tristesse, renforcées par des guitares puissantes catalysant la montée d'adrénaline (« Birds », « Absconder »).
Sky Void Of Stars est régulièrement présenté comme un album taillé pour le live ; force est de reconnaître que ses passages les plus rugueux répondent amplement à cette propagande promotionnelle. Le massif « Colossal Shade », au tempo de locomotive, impose son souffle implacable avec ses « palm mutes » savamment dosés et son pré-refrain aux allures de slogan. Ces mélodies sont également sublimées par des respirations salvatrices, faites de superpositions de sonorités efficaces qui entretiennent le spleen (« Opaline », « Impernanence »). Dans ses instants plus introspectifs, lorsqu'il pose le tempo et se concentre sur l'émotion, le bataillon suédois parvient à toucher avec la même intensité. Ses refrains hymnesques constituent toujours un vrai point d'ancrage. Alors que Dead relevait parfois dans ses chroniques des sorties précédentes sur votre webzine préféré un déséquilibre entre les couplets et les refrains,
Sky Void Of Stars semble corriger ce défaut.
Katatonia reste absolument clinique dans ce registre : celui de « Sclera » et sa guitare lancinante qui laisse graduellement monter l'émotion ou encore celui d'« Atrium », cavalcade catchy à la
The Cure – inspiration de toujours du ténébreux faiseur de riffs – sauront derechef s'ancrer dans la mémoire épisodique et revenir frapper à la porte les jours de grisaille.
« We sing to the night
Abolishing the promise
Our constellation is so far from reach
I'm fading from your sky
The shutdown is complete
You turned away despite my loving... »
Sa poésie cosmique, renforcée par les harmoniques aériennes et l'atmosphère pessimiste, incarne parfaitement ce « Dark rock from Sweden » hypnotisant et atypique de
Katatonia, plus vigoureux qu'auparavant avec ce retour en grâce des guitares plus acérées. Malgré un contenu homogène, moins transcendant et moins alambiqué que par le passé,
Sky Void Of Stars est un album riche et authentique, qui nécessitera un grand nombre d'écoutes pour cerner ses moindres recoins, tant il regorge de nuances et de subtilités, de poussées de lumières venant percer l'obscurité. S'il ne faut y chercher ni violence libératoire ni retour aux sonorités de jadis, il ne fait pas exception dans une discographie toujours sans faute de goût. « Follow the birds »...
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