Tant qu’il y aura du froid, il y aura
Enslaved. Cette noble entité norvégienne pionnière de la seconde vague du black metal du début des années 1990 est toujours plus de trente ans après sa formation d'une inénarrable régularité dans ses sorties. Ce quintet a toujours eu cette flamme dans le regard, ce petit truc qui les distinguait de leurs collègues de l'époque qui préféraient utiliser le feu pour d'autres activités moins recommandables. Avec l'envie d'explorer leurs racines nordiques chevillée au corps depuis leurs débuts, le bataillon a fait évoluer sa formule en la rendant de plus en plus complexe et raffinée. Mais on oublie jamais vraiment qui on est. Comme Ouroboros,
Enslaved revient un peu au point de départ. Si
Vikingligr Veldi (1994) célébrait déjà avec véhémence le gardien des neufs royaumes avec le morceau « Heimdallr », doté d'un blast-beat épileptique, d'un tremolo emblématique et de touches de clavier d'une autre époque,
Heimdal, leur seizième sortie, est bien différente. Ces pères de famille à la barbe saillante ont atténué leur rage adolescente en instillant de plus en plus de progressif dans un black metal aux contours mystiques et psychédéliques. Tout le mérite en revient aux deux fondateurs Grutle Kjellson (basse, voix) et Ivar Bjørnson (guitares), en perpétuelle mission pour relancer la machine. Épaulé par Arve Isdal (guitares) depuis 2003, les deux têtes pensantes ont maintenu un line-up plutôt stable depuis
E (2017) et l'incorporation du jeunôt Håkon Vinje (claviers, voix claire), chargé de remplacer Herbrand Larsen au pied levé. Ils ajoutent avec Iver Sandøy (batterie, voix claire) une autre alternative à la tessiture immédiatement reconnaissable du bassiste hurleur. Sur
Utgard (2020), prédécesseur en demi-teinte, le quintet ouvrait un nouveau cycle dans son exploration boulimique de sonorités nouvelles, enrichissant son black metal progressif de bribes d'électronique et de new wave.
Heimdal et sa sublime pochette en forme de reflet suit en quelque sorte le chemin initié par son grand frère, sans emprunter certains de ses travers. Toujours assez court, ce qui lui permet d'aller à l'essentiel, ce seizième full-length a un côté plus organique, avec une production plus naturelle évoquant les seventies, là où le grand frère était plus lisse. Le grain des guitares est plus prononcé, plus imparfait et entoure parfaitement les nappes de claviers souterraines d'un Håkon Vinje qui disperse habilement ses petites touches, quand il n'occupe pas avec maestria le devant de la scène comme sur l'épique « Forest Dweller » qu'il inonde de ses majestueuses notes d'orgue Hammond à l'aide d'un solo ravageur. Ses lignes de chant clair toujours aussi envoûtantes forment avec Grutle Kjellson, à la tessiture immédiatement reconnaissable, une alternance toujours surprenante. En effet, comme
Enslaved sonne de plus en plus progressif, avec des structures de morceau alambiquées qui se débarassent du dyptique couplet en voix criée contre refrain en voix claire qui pouvait nuire à un
Vertebrae (2008) par exemple, le combo gagne en complexité ce qu'il perd en efficacité. Si
Heimdal a beaucoup de qualités, il lui manque – comme à son prédécesseur – ce côté efficace capable d'emporter immédiatement l'auditeur. Mais attention, ce n'est pas vraiment un défaut, tant il est louable de préférer les détours aux grandes lignes droites. Ne faisant pas exception dans cette glorieuse discographie, ce seizième opus se mérite : c'est un album de besogneux, nécessitant de nombreuses écoutes pour se familiariser avec ses recoins brumeux, à l'image de son morceau-titre atmosphérique et opaque qui superpose plusieurs couches de mystère. De multiples tentatives seront certainement nécessaires pour révéler la noirceur de ses sinistres accords de guitare et épouser la cause de ce pont contemplatif exigeant (et un peu longuet).
Attention,
Heimdal comporte tout de même son lot de cartouches épiques qui viendront boxer le cervelet. Avec « Congelia », servi sur un blast-beat mid-tempo et un tremolo de guitare instable et éthéré habilement recraché par cette production organique, c'est un véritable hommage à ses racines qu'
Enslaved offre à ses auditeurs. Ouroboros, disais-je : cette atmosphère seconde vague saute immédiatement aux oreilles, appuyée par cette voix toujours pleine de hargne de Grutle Kjellson qui livre ici une performance mémorable, venant rappeler après trente ans de boîte qu'il fait partie à la fois des tous premiers et des tous meilleurs vocalistes du circuit. Le tonton du game, il est là. Mieux même, le morceau évolue et porte fièrement l'étendard
Enslaved lorsqu'explose à 5'16'' cette gradation lumineuse qui l'emmène vers son terme...
« Given and screaming
As the times have come
When the seed un-plants itself
And the trees have no fathers... »
Lorsque retentit le magnifique solo d'un Ice Dale à l'inspiration débordante, il y a de quoi s'incliner face à cette décharge de beauté. Quelle fluidité ! Tout semble couler de source... voilà assurément un grand accomplissement pour les Norvégiens sur ce nouvel album : les transitions entre leurs différentes idées saugrenues sont parfaitement amenées, ce qui pouvait tantôt leur faire défaut. De même, ils repoussent à plusieurs reprises les limites de leur formule en persistant dans l'expérimentation électronique : le rythmé « Kingdom » et son côté majestueux fait revenir ces claviers psychédéliques qui fonctionnaient bien auparavant (sur un « Urjotun » par exemple) et donne à
Enslaved un côté
Killing Joke fort bien senti. Ces choeurs religieux qui le hantent dans sa deuxième partie dessinent un côté mystique très prenant, indiquant que le quintet semble bien avoir parfaitement réussi sa mue et s'approprie pleinement de ses influences. On retrouve aussi cette saveur hiératique sur le chef-d'oeuvre « The Eternal Sea », avec sa rythmique galvanisante en tierce, bien aidé par un Håkon Vinje en état de grâce :
« We carry memories
Of mass disembarkment
From Spirit-ships
Thoughts of the past
The Fall of The Explorer
The Tears of the Seamen »
Le claviériste y est totalement aérien et ses interventions hissent cette pièce ultra majestueuse vers les cîmes – certainement l'un des meilleurs morceaux récents du groupe – d'autant plus lors de son envolée finale. Lorsque la rythmique change, les hurlements de Grutle Kjellson pleins de rage aveugle recentrent le propos et en font un immense « banger ». Ce temps fort est appuyé « Caravans Of The Outer Worlds » qui vient remettre une couche de brutalité sur un ensemble qui sait rappeler à tout le monde le côté bestial jubilatoire d'
Enslaved, un peu oublié sur les albums précédents. Incorporer une multitude de subtilités à un socle qui reste black metal jusqu'au bout des ongles : c'est ce que les Norvégiens font le mieux, finalement. Sans pour autant renouer avec l'extrémisme des débuts ou l'excellence de faits d'armes passés, le quintet norvégien donne de salvateurs coups d'oeil dans le rétroviseur sur ce
Heimdal, belle réussite qui vient rappeler à tout le monde à quel point leur black metal progressif mérite encore bien des louanges. Seules quelques hésitations et quelques longueurs ponctuelles l'empêchent encore de figurer au panthéon discographique du groupe. Mais qui sait ? D'autres écoutes pourraient peut-être changer la donne. Quant à celui des dieux nordiques, nul doute qu'
Enslaved y a depuis fort longtemps sa place attitrée.
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