J'ai une tendresse particulière pour l'oeuvre de
Devin Townsend. Depuis plusieurs années, je savoure tout ce qui sort de cette féconde cuisse de Jupiter avec des oreilles attentives. Oui, on peut le dire, je suis accroc au bonhomme. Attention, les amis, mon objectivité de chroniqueur m'oblige tout de même à reconnaître qu'il y a à boire et à manger dans sa discographie considérable, mais je trouve toujours quelque-chose à retirer de l'écoute de tous ses disques. Du metal progressif grave et aérien de
Ocean Machine (1997) au metal extrême ravageur de
Strapping Young Lad en passant par les incartades « popisantes », le Canadien a balayé un immense spectre. De toutes façons, à l'image de son instabilité, il y a une œuvre adaptée à chaque état mental, la plupart de ses sorties pouvant faire office de remède remboursé par la sécurité sociale. Devin Townsend, depuis son dernier album
Empath (2019), a décidé d'agir à nouveau sous son nom seul, retrouvant une amplitude créatrice qui lui permet de donner libre cours à ses fantaisies. Et malgré la pandémie mondiale qui a bouleversé nos vies depuis le début de l'année 2020, notre homme n'a pu rester en place. Avec la bénédiction de son label InsideOut, il s'est lancé dans la parution d'une série de raretés, les
Devolution Series, pour pallier à l'ennui et offrir à son public des shots d'oxygène salvateurs dans une période d'enfermement propice à l'angoisse et la dépression, en attendant les full-lengths à paraître prochainement. À l'heure où je rédige cette chronique, un nouvel album,
Lightwork, s'annonce d'ailleurs pour le printemps 2022. La première saison, sortie en cette année 2021, était un live acoustique,
Acoustically Inclined - Live in Leeds. Il est temps de constater que ce
Devolution Series #2 - Galactic Quarantine remplit parfaitement sa mission, et plus encore.
Tout d'abord, la principale force de ce live est sa production. Comme ce concert a été donné en « streaming », avec chaque musicien officiant dans une ville différente, Devin Townsend (voix, guitare) et ses comparses Wes Hauch (guitares), Liam Wilson (basse), Samus Paulicelli (batterie) et Diego Tejeida (claviers) sortent l'artillerie lourde. Ce que cette démarche qui peut paraître un peu tristoune perd en interaction avec le public et en écho caractéristique du son live (les saillies du frontman restant sans réponse), elle le gagne en puissance : c'est un véritable mur de guitares qui s'abat sur les esgourdes. Non seulement cette production transcende les morceaux choisis de la discographie du Canadien, avec une sélection qui fait la part belle à
Strapping Young Lad (« Velvet Kevorkian », « All Hail The New Flesh », « Almost Again », « Aftermath », « Love ? » ou encore « Detox » sont exhumés), mais elle est particulièrement adaptée aux salves mid-tempo qu'il ajoute à cette série hostile : « Supercrush! », « Stormbending » ou le classique « Deadhead », par exemple, se voient sublimés par l'ampleur des guitares et la profondeur de la section rythmique. C'est donc un live avec une production « studio » très moderne auquel nous avons à faire, quelque-part entre le réenregistrement et la compilation « best-of ». Dans les deux cas,
Galactic Quarantine est un cadeau, que ce soient pour les fans de longue date de Devin Townsend comme pour les amateurs d'un soir. C'est aussi l'occasion de découvrir ou de redécouvrir la variété et la cohérence de la « touche Townsend », avec ses morceaux exceptionnels qui s'enchaînent comme des perles.
En effet, la setlist est d'une fluidité exemplaire. Le début du concert est d'une intensité incroyable : c'est simple, à partir de l'introduction « Velvet Kevorkian » qui tabasse la caboche avec ses formidables « palm mutes » jusqu'au train déchaîné « Juular », son tempo cataclysmique et ses blast beats démentiels, je suis en apnée. Difficile de dégager un temps fort, tant cette entrée en matière est convaincante. Le climax est sans doute atteint avec « Almost Again », qui propulse avec une grâce incroyable sa déferlante de guitare et son refrain aérien et contemplatif à la face des auditeurs virtuels. Mais c'est le morceau « By Your Command », qui troque la boîte à rythme de
Ziltoïd The Omniscient (2007) contre un vrai batteur, comme lors du légendaire
Live In Plovdilv (2017), qui fait rentrer à grand coup de double pédale assassine
Galactic Quarantine dans l'histoire. Ce morceau formidablement épique, dépeignant le moment où le conquérant intergalactique Ziltoïd décide d'envahir la Terre après avoir été déçu par la « tasse de café ultime » qui lui a été proposée par ses habitants, me transcende totalement à chaque écoute. Lorsque l'extraterrestre, campé par un Devin Townsend à la forme olympique, déclame, sinistre, sur fond de « sweeping » dévastateur et de pulsations de charleston...
« - Commander...
- Yes, Captain Ziltoïd ?
- Have the humans delivered their ultimate cup of coffee ?
- I have it right here, Sir.
*slurp*
- FETID ! How DARE they present this to me ?
FOUL, their hide their finest beam !
PREPARE THE ATTACK ! »
… la chair de poule m'envahit. Et quand l'attaque se met en branle, soutenue par les tambours de guerre martiaux de la grosse caisse et les « palm mutes » menaçants, mon cœur bat la chamade. Le corps parle, catalysé par ce son lisse, qui rend tout plus grand et plus propre. Quand arrive l'assaut final et sa cavalcade dévastatrice, je suis tout entier enrôlé dans cette bataille spatiale irréelle. Jusqu'à me surprendre à avoir des envies de violence et de pogo, qui ne pourront malheureusement qu'avoir lieu dans la tête, format oblige. Il faut dire que Samus Paulicelli relève particulièrement bien le défi imposé par les parties batteries de Gene Hoglan. Que ce soit dans « Aftermath » ou « Detox », il offre aux morceaux de
Strapping Young Lad une puissance et une modernité que la production clinique fait admirablement bien ressortir. Son jeu sur la double pédale rend parfaitement son mérite au maître horloger, notamment dans les deux morceaux sus-cités qui bénéficient d'un lifting providentiel grâce au grain profond et limpide des guitares de Devin Townsend et Wes Hauch, qui deviennent ravageuses, notamment dans le passage en « d-beat » emblématique qui termine sur les chapeaux de roue le mortel « Aftermath ».
En dehors de sa violence fondatrice,
Galactic Quarantine est aussi parfaitement équilibré. Lorsque le frontman m'autorise à respirer au début de « March Of The Poozers », je reprends mes esprits. Mais c'est pour mieux plonger la tête la première dans les riffs aériens et contemplatifs que le maïeuticien sait mettre au monde comme personne depuis les années 1990. Outre l'ultra classique « Deadhead », ascension vertigineuse vers les cime devenue indispensable aux concerts du Canadien, c'est le monumental « Supercrush! » qui s'impose comme un temps fort absolu de cet album live. C'est l'occasion pour Devin Townsend de se distinguer à l'aide d'une envolée lyrique emphatique qui trouve son paroxysme sur son magnifique refrain :
« I don't wanna save my soul now... Yeah... I just wanna lose control... »
And even if it takes a lifetime to learn... I'll learn...
WE LEARN! »
La chair de poule est de retour. Décidément, Devin Townsend ne me laissera jamais tranquille. Outre ses paroles qui ont le double mérite de la beauté et de l'immédiateté, son tremolo anthologique, notamment sur le vers final, est touché par la grâce. Il « remplace » à la perfection Anneke van Giersbergen qui portait les couplets de ce morceau sur l'album
Addicted (2009). Le refrain final, entrecoupé des « my way » samplés à partir des choeurs de la chanteuse néerlandaise, est un pur moment d'extase qui parachève à la perfection cette sublime montée en puissance. Avant de repartir au mastic dans « Aftermath », cette respiration bienvenue de quatre morceaux contribue à l'attractivité évidente de cet album live atypique. Même l'énième version du culte « Hyperdrive », morceau contemplatif par excellence, voit sa puissance rehaussée par la production d'une propreté étincelante et justifie le coup d'oreille. Seuls « March Of The Poozers », moins efficace et « Spirits Will Collide », qui bénéficiait déjà d'un son canon dans sa version studio, font légèrement retomber le souffle épique qui prime sur cette habile sélection de morceaux.
Certes,
Galatic Quarantine ne propose pas grand chose de neuf. Le Canadien le dit lui-même dans un calembour intercepté dans « March Of The Poozers » : « Thank you for tuning in. Thank you for paying attention if you do. And if you don't, I don't understand why you're here. Haters gonna hate. » Mais c'est certainement son seul défaut. En allant déterrer et affronter les vieux démons qu'il cultivait jadis dans
Strapping Young Lad et en offrant une nouvelle ossature à aux morceaux progressifs plus ou moins récents (de « Kingdom » à « Spirits Will Collide »),
Devin Townsend se sacrifie pour la cause commune, offrant à ses ouailles, dont je fais évidemment partie, un moment rare, épique, précieux. En condensant sur une durée raisonnable les meilleures facettes du Canadien, cette sortie s'impose autant comme un must-have pour ses fidèles que comme une porte d'entrée idéale pour ses néophytes. Je gage qu'il s'imposera comme un pur bonheur dans les deux cas.
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